Libre à vous de me considérer avec mépris à cause de ces prétentions ; je vous fais simplement un cadeau (de mon temps, de mon travail, de ma pensée), à prendre ou à laisser. Toutefois, avant de me critiquer, et il serait bon pour comprendre cette phrase de vous pencher sur le sens réel du concept de critique, j'aimerais que vous cherchiez sincèrement à comprendre mes propos, même s'ils bousculent vos - certainement très nombreuses sur le sujet - idées reçues. Car les idées reçues à propos du bouddhisme pullulent, en grande partie à cause de l'anticléricalisme si répandu en France ("christianisme = caca, donc bouddhisme = bien") et de la fascination pour les pensées orientales, bien entendues inconnues - et c'est donc une fascination de leur apparence. Oui, plongez-vous dans la cohérence du système que je vais vous exposer, et si quelque chose vous échappe, n'hésitez pas : demandez des explications. Aucun de mes mots n'est choisi au hasard.
Tout d'abord, qu'est-ce que le bouddhisme ? Ne repoussons pas cette question trop vite comme inutile ; toute sensation d'évidence est le symptôme d'une erreur. En effet, le bouddhisme n'est pas une chose ; il en est toute une multiplicité. Il est nécessaire de différencier la communauté bouddhiste, la culture bouddhiste, la religion bouddhiste, et la pensée bouddhiste. Il est même nécessaire, au sein de cette dernière, de différencier plusieurs courants opposés, aussi contradictoires entre eux que le sont Nietzsche et Marx. Parler du bouddhisme est donc clairement un abus de langage : il n'y a pas un bouddhisme ; avant même interprétation - et interprétation il doit y avoir -, nous sommes confrontés à la polysémie de ce mot.
Ici, seules les philosophies bouddhistes nous intéressent. Une philosophie - terme à différencier de la philosophie - est, rappelons-le, un ensemble de concepts servant de représentation du monde. C'est donc la partie purement intellectuelle et universaliste du bouddhisme qui nous intéresse ici. Il n'est pas dit que tous les bouddhistes soient conscients de ces idées profondément réfléchies qui sous-tendent leur religion ; et il n'est pas dit, non-plus, qu'il faille adhérer au bouddhisme dans sa totalité lorsque l'on adhère à sa philosophie. Que cette distinction demeure claire, et nous pourrons affronter les idées-reçues pour voir ce que dit réellement la raison des penseurs bouddhistes.
Pour ce faire, nous allons principalement nous intéresser à Arthur Schopenhauer, qui est sans conteste le premier (et sans doute le seul) très grand philosophe occidental à s'être pleinement affirmé bouddhiste. Schopenhauer, c'est un nom que tout le monde a déjà entendu quelques fois ; et quoiqu'il n'ait pas tout à fait l'influence révolutionnaire d'un Descartes, d'un Kant ou d'un Nietzsche, il demeure un penseur aux idées extrêmement puissantes. Schopenhauer est l'une des personnalités incontournables de l'histoire de la pensée, et sa popularité ne cesse de s'accroître. Parmi ses "disciples", fidèles ou non, citons par exemple Maupassant, Nietzsche, Freud, Beckett, Sartre, Cioran, Houellebecq, Woody Allen... Son œuvre principale porte le titre suivant : Le Monde comme Volonté et comme Représentation ; elle a été publiée en 1819 pour la première fois, mais c'est seulement vers la fin de sa vie (il est mort en 1860) qu'il a commencé à être reconnu, une fois le déferlement hégélien passé.
Ce n'est pas que de Schopenhauer, cependant, que je vais m'inspirer ici - bien au contraire. Je vais m'efforcer, tout au long de mes explications, de mettre en relation Schopenhauer avec les concepts les plus célèbres de la philosophie orientale, afin de mettre en exergue le fait selon lequel la pensée de Schopenhauer correspond bel et bien au bouddhisme, malgré le fossé immense qui les séparent dans la pensée commune (et erronée). J'irai finalement jusqu'à confondre les deux pensées, chacune pouvant à mes yeux être réduite à l'autre, si bien que finalement vous ne lirez sans doute pas si souvent le nom de Schopenhauer par la suite. Ce n'est pas d'Histoire que nous allons parler, mais bel et bien de concepts désincarnés.
Nous sommes parés, entrons dans le vif du sujet. La philosophie bouddhiste (sous ce terme, j'inclue en réalité tous les courants de pensée bouddhistes, dont la pensée de Schopenhauer, en dépit des contradictions qui les différencient : on ne peut discuter de ces dernières qu'une fois que l'on a compris la pensée bouddhiste dans son ensemble), comme toute philosophie systématique, est fondée en premier lieu sur une métaphysique, c'est-à-dire sur une théorie de l'Être, du Monde, du Vrai, du Transcendant. La métaphysique, rappelons-le, est étymologiquement ce qui va au-delà de la physique ; et cette définition nous conviendra ici parfaitement. Le bouddhisme, donc, admet une certaine métaphysique axiomatique, et c'est de cette métaphysique que sont issues toutes les autres idées bouddhistes, notamment son autre aile importante : sa morale. On peut donc diviser la pensée bouddhiste en deux parties d'égale importance : une métaphysique et une morale. C'est par la métaphysique, bien entendu, que nous allons devoir commencer.
Le grand axiome du bouddhisme est le suivant : toute existence est désir, tout désir est insatisfaction, toute existence est insatisfaction. Cette proposition peut être modulée librement sous la forme d'un syllogisme ou d'un autre, mais en réalité elle ne constitue qu'une seule idée, et elle ne contient pas de raisonnement interne. Ici, il y a tout simplement synonymie parfaite entre trois concepts classiques de la philosophie : Être, Désir, et Souffrance. Cet axiome est exprimé notamment dans ce que les bouddhistes appellent les Quatre Nobles Vérités :
- Dukkha (Souffrance) : la vérité de la souffrance ; toute existence est par essence insatisfaction.
- Samudaya (Apparition) : l'origine de la souffrance ; il n'y a pas de souffrance sans désir, ni de désir sans souffrance.
- Nirodha (Extinction) : la fin de la souffrance ; il est possible d'échapper à l'insatisfaction, donc à la souffrance.
- Marga Sacca (Chemin) : le chemin de la fin de la souffrance ; pour échapper à l'insatisfaction, il faut trouver la Vacuité, ce qui se fait par le Noble Sentier Octuple.
- Anātman (Impersonnalité) : rien n'existe en soi.
- Anitya (Impermanence) : tout est en changement perpétuel.
- Dukkha (Insatisfaction) : il est impossible de trouver satisfaction ; autrement dit, la béatitude n'existe pas, aucun bonheur ne peut combler le mal-être intrinsèque de tout être.
En outre, le bouddhisme et l'hindouisme ont en commun, parmi de nombreux autres, le concept de Māyā, que Schopenhauer n'hésite pas à reprendre. La Māyā est le voile par lequel la réalité profonde des choses est initialement masquée aux êtres vivants. La suite diffère chez les hindous et chez les bouddhistes, aussi nous ne verrons ici que ce que pensent les bouddhistes. Cette vérité essentielle que masque la Māyā et cette illusion si puissante dont elle nous nourrit et nous empoisonne peuvent être traduites par l'idée selon laquelle, en réalité, RIEN n'existe. L'Univers n'est rien de plus qu'une vague soudaine, une pulsion dépourvue de sens, un séisme après tout négligeable. C'est l'illusion de la Māyā qui nous fait croire qu'en fait nous sommes en tant qu'individus, et que nous sommes là pour quelque chose, et qu'un horizon positif peut être atteint en ce monde, et qu'il y a un minimum de permanence en lui, et que notre souffrance n'est pas vaine, et que nous sommes un peu plus qu'une simple manifestation inconsciente du grand Désir métaphysique dont nous venons tous. Mais ce sont des illusions. Pour le bouddhisme tant traditionnel que "schopenhauerien", il est clair que l'existence est une erreur, que le monde est une aberration, que l'Être est une Anomalie. Le bon ordre des choses, c'est le Néant, la Paix, la Permanence. La Vacuité. Le Nirvāna. Tout ce qui est, toutes ces choses qui passent en un clin d'œil, qui sont caprice pur et fruits du caprice pur, tout cela est, pour la pensée bouddhiste, une erreur pure et simple, un nœud qui n'attend que d'être dénoué.
Et c'est ce qui nous permet d'atteindre la morale bouddhiste. Celle-ci se résume à un principe extrêmement simple : le Bien est le contraire de la Souffrance. Autrement dit, depuis son commencement le plus ancien jusqu'à aujourd'hui, le bouddhisme a pour seul et unique objectif de nous permettre d'enfin atteindre le Nirvāna, c'est-à-dire la Vacuité, c'est-à-dire le Néant. Oui, le bouddhisme veut supprimer le Désir ; il veut effacer le Vouloir-Vivre ; il veut, finalement, nous aider à cesser d'exister une fois pour toutes. C'est à cela et cela seul que mène le Noble Sentier Octuple selon le bouddhisme : il mène à l'état de boddhisattva, c'est-à-dire être éveillé et sans souffrance, qui a atteint la Vacuité, c'est-à-dire le Néant intérieur, et qui, ayant entièrement franchi le voile de la Māyā, n'a absolument plus rien d'un individu. Le boddhisattva n'existe plus. Il n'est plus rien, en soi. Il n'est qu'un vide qui se laisse porter par le tout, par conséquent insensible à ses fluctuations, de même façon qu'un bouchon de liège se laisserait porter sur l'océan. Mais ici, la vague qui nous porte est celle du Désir, elle est le mouvement indestructible de l'Être ; mouvement, cependant, auquel nous ne nous laissons pas prendre, et contre lequel nous cessons de nous battre, car se battre, c'est avoir une forte Volonté, et donc automatiquement souffrir, revenir pleinement dans le Désir.
Cela signifie-t-il, pour autant, que le bouddhiste soit suicidaire ? Au sens le plus concret, la réponse est non : absolument pas. Le suicide procède d'un désir, et il ne fait donc qu'empirer la souffrance. L'objectif du bouddhisme n'est pas de fuir la vie, mais de fuir le désir. Comme cela pourrait-il se faire, si l'on désire ne plus vivre ? C'est en tuant le désir que le bouddhisme espère nous tuer et mettre fin à nos souffrances. L'objectif du bouddhisme est de retrouver la paix, et celle-ci n'existe que là où le désir est mort. En ce sens cependant, il y a bien un suicide bouddhiste : le suicide intérieur, auquel mène le Noble Sentier Octuple. Les axiomes bouddhistes que nous avons si longuement étudiés précédemment sont clairs à ce propos : il vaut mieux n'être rien plutôt qu'exister. Aussi, naître est la plus grande malédiction qui soit ; mais mourir ne résout pas cette malédiction. La seule solution est la Vacuité.
Et c'est pourquoi il est possible d'arriver à la notion de Compassion, extrêmement importante pour les bouddhistes, Schopenhauer compris. Cette vertu est partie intégrante du Noble Sentier Octuple. Le boddhisattva revient aider les vivants à s'élever, par compassion. C'est pourquoi il y a eu plusieurs Bouddha et plusieurs Dalaï Lama : tous sont, selon les bouddhistes, la réincarnation d'un de leurs prédécesseurs qui, ayant atteint la parfaite Vacuité, a accepté de continuer à arpenter notre monde de souffrance afin de l'aider à trouver la paix dans sa globalité. Car le boddhisattva a rompu l'illusion de l'individualité, et car il ne fait qu'Un avec le Tout : ainsi, la souffrance d'autrui lui apparaît comme sa propre souffrance, ce qui, selon le bouddhisme, est la plus pure vérité : nous sommes, tous autant que nous sommes, différentes facettes de cette seule anomalie qu'est la Volonté.
Il n'est pas difficile, au regard de toutes ces explications, de comprendre pourquoi Schopenhauer est considéré comme le plus pessimiste de tous les philosophes. En outre, vous ne serez sans doute pas surpris si je vous affirmais qu'il fut profondément influencé par Darwin. Le Vouloir-Vivre se manifeste notamment dans le Génie de l'espèce, qui nous manipule constamment en nous insufflant le mirage de l'amour, lequel ne sert qu'à perpétuer dans toujours plus d'irraison l'Espèce, l'Être qui veut toujours Être plus. Nous sommes les victimes d'une charlatanerie dont l'unique but est la procréation. Nous ne sommes que les outils de notre espèce, et par son intermédiaire, de l'Être, qui cherche à se développer dans toujours plus de chaos et de complexité, aveugle à sa propre et incommensurable souffrance.
Il existe, bien entendu, des critiques philosophiques contre cette pensée. Mais je préfère d'abord répondre aux éventuelles questions sur la pensée bouddhiste elle-même avant d'évoquer ces contradictions. En outre, il est bien entendu que ce premier message n'évoque que très rapidement et partiellement les différentes idées de la philosophie bouddhiste ; aussi, j'attends votre participation avec intérêt afin de pouvoir spécifier les zones d'ombres restantes. Merci pour votre lecture !