(Re)Naissance

[Leonie]

Le vagissement du nouveau-né emplit mes oreilles. Dans l'asepsie de cette chambre aux murs blancs, je me forge ma bulle en fermant les yeux. Plus rien ne m'atteint, tous les sons semblent enveloppés de coton. Et alors que ses cris continuent de résonner au loin, je contemple avec bonheur dans mon miroir intérieur ses petits poings serrés, ses poumons et sa gorge hurlant de toute la force de ce petit être, et je visualise sans peine ses petits yeux bridés n'ayant jamais vu la couleur du monde, fermés par l'effort effectué.

C'est alors que cette chambre d'hôpital disparait soudain de ma conscience. Je me revois plutôt sur ce vieux canapé de velours, recouvert d'épais châles de laine crochetés pour épargner l'usure de l'étoffe. Je revois ces autres yeux, ceux qui avaient tant contemplé du monde, mais qui restaient fermés. Je revois la petite larme tombant discrètement du coin de la paupière derrière les verres épais de ses lunettes. Pensait-il que je ne le voyais pas pleurer? Je l'ignore. Toujours est-il qu'il s'était lui-même enfermé dans sa bulle, dans le passé lointain de ses souvenirs, et je n'osais briser la magie du moment.
Je me revoyais ainsi attendre avec impatience et délectation, dans la pénombre de ce salon, empreint de la forte odeur du vécu, qu'il daigne reprendre son récit que j'avais entendu mille fois déjà: le traîneau glissant dans la neige, les guêtres de laine détrempées, ces deux sœurs et ce bol de lait chaud...

J'essayais d'imaginer ce qui traversait son esprit, à l'abri de ma curiosité, derrière ces yeux clos, et je regrettais de ne pouvoir partager ses souvenirs, malgré tout ce qu'il m'en avait dit. Je n'y avais pas été, et je n'y serais jamais. Je lui avais promis qu'un autre porterait un jour son nom, mais je réalisais qu'en rien cela ne permettrait de faire survivre cette histoire... Un jour, je l'écrirais. Ça aussi, je le lui avais promis.

Le vieux salon s'estompe. Je ressens soudain l'air de la mer, le vent froid mais requinquant, le sentier droit traversant l'étendue d'herbe fleurie parsemée de ces grands cyprès. Je revois ce petit cylindre que j'avais contemplé si souvent à ses côtés, sans comprendre ses regrets, ce dauphin de marbre, cet épi de blé...

Les pleurs du nourrisson finissent par percer ma bulle. J'ouvre enfin mes yeux, soudainement humides, pour contempler le nourrisson si fragile qui se blottit contre mon sein. Les mots résonnent dans ma tête. "Je serai bien content d'avoir un arrière-petit-fils aux yeux bridés, il faudra que tu me le présentes!". Ma bouche prend soudain un goût salé de larmes alors que ma gorge se serre. Trop tard pour cela...

[ardnas]

S'agit-il d'un vécu ou pas ?
Cela est très bien raconté en tout cas. Touchant et emprunt d'une profonde spiritualité !
Merci Leonie !

[Leonie]

Moitié vécu, moitié imaginaire... J'ai juste essayé de dépeindre un moment d'une vie hypothétique, située sur une autre ligne de temps, en mémoire d'une vie passée sur la mienne.

Je suis contente que tu aimes, je n'ai pas vraiment essayé de le rendre lisible par quelqu'un d'autre, juste de coucher des mots qui me trottaient en tête depuis un moment, par l'accumulation de petits détails que j'ai peur d'oublier un jour.

[ardnas]

Ce sera toujours avec plaisir que je lierai les "mots" qui te "trottent" dans la tête car tu les "couches" remarquablement bien ! N'hésites pas à les poster !